L’émergence du mouvement ouvrier dans la vallée de l’Arve (1901-1904)


Histoire populaire, Politique / mercredi, mai 1st, 2019

Il y a 115 ans allait débuter l’un des plus importants conflits ouvriers locaux, à la résonance nationale. En effet, à la suite des élections municipales du 1er et 8 mai 1904, une imposante grève ouvrière démarre à Cluses. Elle se termine le 18 juillet avec l’assassinat de 3 ouvriers par les fils du patron-horloger Claude Crettiez, la fusillade fit aussi 39 blessés parmi la foule.

En ce 1er mai 2019, journée internationale de lutte des travailleurs, retour sur le contexte historique d’un marqueur fondamental des luttes de classe en France.

Au début du XXe siècle, la vallée de l’Arve n’échappe pas aux grandes tendances sociales politiques qui se dessinent en France. À la suite de la terrible répression de la Commune de Paris en mai 1871, le mouvement ouvrier est affaibli.

Ce n’est qu’en 1895 que la C.G.T est créée comme organisation économique de la classe ouvrière. Dans le même temps, la Gauche ouvrière, fragilisée, est partagée principalement entre le Parti Ouvrier (puis Parti Ouvrier Français jusqu’en 1902) fondé en 1882 par Jules Guesde et Paul Lafargue et les Républicains-Socialistes avec Jean Jaurès et Alexandre Millerand.

Née en 1720, l’industrie horlogère est florissante et un noyau qualifiée de la main d’œuvre s’est stabilisée depuis 1890, favorisé par l’émergence de « grandes » fabriques (environ 50 salariés) et la création en 1848 à Cluses de l’École d’Horlogerie (devenu École d’État en 1863).

l’École Nationale d’Horlogerie en 1910.

Au-delà de former des horlogers, elle est aussi le creuset d’une politisation républicaine par le biais des charivaris, de la fanfare La Joyeuse et du Cercle des Ouvriers fondé en février 1878, entre autres, par Claude Crettiez.

Ainsi, de 1 125 en 1851 on passe à plus de 3 000 ouvriers au début du XXe siècle, dans une atmosphère qui reste dominée par des ateliers-familiaux et une force de travail partagée entre l’atelier et le champ.

C’est sûrement du fait de cette expansion industrielle florissante qu’en février 1901 des militants ouvriers viennent animer des conférences dans la moyenne vallée de l’Arve pour stimuler la création de syndicats.

On retrouve alors Alphonse Merrheim, syndicaliste-révolutionnaire, et Henri Galantus, socialiste, tous deux secrétaires de la Fédération de la métallurgie de la C.G.T.

Dans la foulée, un syndicat d’horloger est fondé et il compte plus de 500 adhérents. Dirigé par Camille Caux, « ouvrier républicain démocrate », on y retrouve les tendances ouvrières de l’époque.

>>  Voir aussi : les origines du socialisme en Haute-Savoie

Le syndicat se structure autour du noyau ouvrier stable et lutte pour un salaire régulier (refus du paiement « en nature »), la défense du droit de syndicalisation et un meilleur traitement des femmes.

En effet, à côté de la frange qualifiée des horlogers, il y a une fraction précaire plus exposée aux licenciements, comme des jeunes journaliers, des enfants et des femmes.

C’est essentiellement à l’été 1903 que le syndicat de Scionzier va montrer toute sa puissance et révéler les nouveaux rapports de classe de la société moderne. Une grève générale éclate le 18 août contre des baisses du salaire engendré par la baisse des prix d’achat en Suisse.

Le drapeau rouge, symbole universel de la classe ouvrière (ici pendant la Commune de Paris en mai 1871)

Ce sont alors cent cinquante grévistes qui manifestent jusqu’à Cluses, drapeau rouge en tête et au chant de l’Internationale.

Un accord sur le salaire est trouvé, mais un blocage continue à exister sur l’emploi exclusif de syndiqués dans les fabriques. Dans la soirée du 20 août, ce sont alors plus de 600 grévistes qui manifestent, renforcé par la solidarité d’ouvriers de Marnaz et de Cluses. Finalement, les patrons cèdent et le travail reprend le 25 août.

Entre temps, le 23 août, a lieu à Cluses une conférence du secrétaire de la Fédération du cuivre de la C.G.T : c’est le lancement du syndicat, officialisé en octobre.

Avec la grève générale en août 1903, le syndicat de Scionzier influence progressivement les ouvriers stables de l’horlogerie (les gens de métier). Cette influence se fait sur le plan économique et politique. A la défense du salaire, s’ajoute la victoire de l’embauche des syndiqués mais aussi l’arrivée dans le jeu politique de candidatures « ouvrières ».

En effet, Camille Caux, militant républicain et dirigeant du syndicat, est élu conseiller municipal à la suite des élections municipales anticipées à cause de divisions des notables sur l’usage de l’hydroélectricité mais aussi avec la démission de cinq industriels déstabilisés par les grèves.

En bref, les ouvriers de Scionzier s‘affirment comme le pôle organisé de la classe, parvenant à conquérir des améliorations sociales et économiques, tout autant qu’à se structurer sur le plan syndical et politique.

Cette affirmation politique de la classe s’illustre dans la diffusion importante de journaux, comme Le Cuivre, l’Ouvrier métallurgiste (on compte 663 publications de journaux pour 1 752 habitants à Scionzier).

La « République Sociale », mot d’ordre des ouvriers français au XIXe siècle, mêle identité républicaine et revendications socialistes.

Cela se confirme avec la préparation du 1er mai 1904. Quelques mois plus tôt, le 23 avril 1904, un comité de travailleurs appelle ainsi à un 1er mai contre l’ « exploitation capitaliste », et pour l’ « émancipation sociale » et la « solidarité ouvrière qui doit exister entre tous les peuples, sans distinction de race et de nation ».

La fête des travailleurs se déroule à l’auberge de Camille Caux où l’on valorise la nouvelle solidarité ouvrière, dans une atmosphère qui reste surtout sociale et républicaine (on cri « Vive la République sociale et universelle »).

Les élections municipales du 1er et 8 mai 1904 à Cluses vont alors confirmer la nouvelle configuration sociale et politique de classe.

Dans cette élection, il y a une liste républicaine-conservatrice dirigée par Edmond Drompt, avec l’appui de Michel Crettiez, fils du plus grand fabriquant local, Claude Crettiez, et une liste social-républicaine dirigée par François Michaud, ancien maire et marchand de vin, et François Rannaz, un patron horloger « républicain » et franc-maçon. Sur cette seconde liste sont également présents des ouvriers syndiqués, certains de l’usine de Claude Crettiez.

Cliquez sur l’image pour voir les chants révolutionnaires de 1904

Une agitation ouvrière anime l’entre-deux tours, notamment avec des invectives et des menaces contre Claude Crettiez.

Des chants comme l’Internationale, la Carmagnole, le Drapeau Rouge sont scandés alors qu’un des fils Crettiez déclare vouloir « crever votre syndicat ».

Le 8 mai, la liste social-républicaine n’a aucun élu et certains ouvriers décident de démissionner de la fanfare municipale.  Le 10 mai, Claude Crettiez licencie sept ouvriers, jeunes journaliers qui soutenaient le syndicat.

Dans le climat de tensions sociales et politiques qui anime le bassin de Cluses, c’est l’étincelle qui met le feu à toute la plaine. Une grève de plus de deux mois s’enclenche et s’annonce être l’un des plus importants moments du mouvement ouvrier local et national de ce début de XXe siècle.

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