Entre 1792 et 1815, la Savoie était à l’heure française. La Bataille de Waterloo qui entraine la chute du premier Empire amène un repartage avec le traité de Paris en novembre 1815.
La Savoie repasse sous gestion du royaume de Sardaigne, jusqu’à son rattachement définitif à la France en 1860.
Le traité de Turin de 1860 qui rattache définitivement la Savoie à la France ne peut être saisi dans sa profondeur sans analyser les dynamiques historiques qui agitent la France et l’Italie au XIXe siècle et donc une de ses zones tampons, la Savoie.
Vers le Risorgimento
Le « retour » des rois Sardes en Savoie pouvait compter sur une partie de la paysannerie attachée à l’Église et la noblesse émigrée. Le buon governo s’installe et le régime policier sarde maintient la domination monarchique sur la Savoie.
Mais le processus historique était passé par là et il était vain de penser que rien n’avait changé.
Entre 1796 et 1815, une partie du peuple d’ « Italie du Nord » s’était imprégnée des idéaux républicains d’unité nationale.
En 1794, en écho à la Première République en Savoie, des foyers contestataires avaient secoués Turin, Naples, la Sardaigne et Gênes. Puis Napoléon Bonaparte s’illustra dans la campagne d’Italie (1796-1797) qui renversa le Royaume de Piémont-Sardaigne et le remplaça par une République sœur, la République cisalpine.
Sous domination française de 1796 à 1815, « l’Italie du Nord » pris connaissance des idées de « patrie », d’ « Etat-Nation » et la transformation de la « République cisalpine » en « République Italienne » en 1802 renforçait le sentiment d’unité nationale.

L’avènement inéluctable du capitalisme et de la bourgeoisie s’accompagnait de la formation des Nations modernes.
« L’Italie » en prenait la marche historique grâce aux forces industrielles historiquement liées aux Républiques commerçantes de la Renaissance (Gênes, Rome, Florence, Venise).
C’est l’unification italienne ou « Risorgimento » qui commence réellement en 1848 et « s’achève » en 1871 avec la proclamation du royaume d’Italie (cela étant fondé sur des déséquilibres, que le fascisme prétendra surmonter).

Cette affirmation du sentiment national italien devait également trouver une expression politique et culturelle. Elle s’exprime d’abord dans la formation des Carbonari, mouvement clandestin qui dirigea plusieurs soulèvements populaires.

A la suite des échecs des soulèvements insurrectionnels entre 1817 et 1821, le poète et philosophe Giuseppe Mazzini formule une nouvelle stratégie d’unification.
Avec l’organisation Giovani Italia, il prône une République démocratique unitaire et vise la destitution des petits États éclatés par la guérilla. La particularité de ce mouvement est qu’il vise une République, basée sur une mystique romantique, et souhaite la fonder en toute autonomie, sans recourir à l’aide extérieure (de la France notamment).

A l’opposé, Camille Cavour propose une stratégie d’unification autour du royaume de Sardaigne par l’alliance avec la France dans une guerre extérieure.
En 1833, Giovani Italia tente une insurrection en Savoie, avec comme cibles Chambéry, Turin, Alexandrie et Gênes. C’est un échec.
En février 1834, Giuseppe Mazzini mène une nouvelle expédition insurrectionnelle en traversant la frontière de Genève. Il proclame une très éphémère « République » à Annemasse, réprimée sans grandes difficultés par les autorités sardes.
Dans ce contexte, la Savoie apparaît comme un espace régional au cœur de la formation de la Nation italienne et des nouvelles luttes de classe en France. Au printemps 1848, un nouveau rapport de force va se structurer.
1848 : Le printemps des peuples
Face aux poussés libérales, Charles-Albert, roi de Piémont-Sardaigne, édite en 1848 une nouvelle constitution, le Statuto.
C’est l’instauration d’un régime électoral censitaire (c’est-à-dire limité aux bourgeois lettrés) avec des assemblées délibératives locales et l’élection de 22 députés à la chambre de Turin. C’est aussi la garantie d’une liberté d’expression avec une loi sur la presse.
Une agitation libérale et républicaine s’empare alors de la Savoie avec la création de journaux, comme Le Carillon, le Patriote Savoisien, l’Allobroge, mais aussi des sociétés ouvrières d’entre-aide mutuelle.
Cela est appel d’air, alors que domine depuis 1843 le journal conservateur Le Courrier des Alpes.
Plus généralement, on constate la politisation de la société civile à travers un antipiémontisme populaire incarné par la diffusion de l’idéal républicain, notamment dans les théâtres des villes ou chez les ouvriers artisans, comme dans la vallée de l’Arve (horlogerie)
Cette politisation liée à la libéralisation du régime Piémont-Sardais est renforcée en février 1848 par la proclamation en France de la Seconde République. Appuyée par une classe ouvrière organisée, elle marque une étape importante pour le mouvement ouvrier qui s’attèle à prôner la « République sociale » ornée du drapeau rouge.

Cette fermentation ouvrière avait commencé avec les différentes insurrections lyonnaises des Canuts au début des années 1830, avec la participation de nombreux émigrés savoyards (débouchant d’ailleurs en février 1831 dans « l’expédition des volontaires du Rhône »).
On ne peut pas saisir la diffusion de l’idée de la « République sociale » en Savoie sans s’arrếter sur l’épisode des Voraces de Lyon. Ce mouvement va marquer la région, avec une idéologie partagée entre utopie socialiste et nostalgie pour la Première République (1792).
L'épisode des Voraces en Savoie
Club ouvrier (1846-1849), les Voraces sont en partie composés d’émigrés savoyards, notamment des femmes venues travailler dans les ateliers de Soie de la Croix-Rousse. A Lyon, il y a environ 10 000 travailleurs émigrés savoyards, partie intégrante d’un prolétariat bigarré (piémontais, polonais, allemands…).
Au printemps 1848, les Voraces mènent un mouvement démocratique en prenant les rues de Lyon, munis des drapeaux rouge et tricolores et chantant La Marseillaise.
La conscience de classe est encore balbutiante, avec une domination encore marquée de l’idéologie national-républicaine. Cette domination idéologique restera en réalité ancrée dans la classe ouvrière jusqu’au début du XXe siècle (lors du conflit de 1904 à Cluses, les ouvriers chantent encore La Carmagnole, chant de 1792 !).
A Scionzier, en août 1852, quatre jeunes gens, tous fabricants de pignons de montre, entonnent « La République en Savoie régnera » au nez des carabiniers présents dans la salle. Les carabiniers demandent naturellement de cesser et s’entendent dire : « Nous chanterons bien davantage » (L’éveil politique de la Savoie, Sylvain Milbach)
A ce titre, relevons cet incident à Chambéry. Un ouvrier serrurier est arrêté après avoir déclaré lors d’une discussion avec un tailleur de pierre dans un cabaret :
« Vive la République ! »... et d’ajouter ensuite : « Que nous ne savions pas ce que c’était que la République, que c’était un gouvernement pour faire gagner les ouvriers »
Le mouvement des Voraces a eu un impact indéniable dans la population laborieuse de Savoie. Et pour cause : dirigés par une délégation savoyarde, ce furent 2 000 ouvriers qui marchèrent en avril 1848 jusqu’à Chambéry dans le but d’y proclamer une « République de Savoie ».
Mais, tout comme lors de la politique volontariste des premiers républicains français, les insurgés ouvriers vont se heurter à une paysannerie sédentaire attachée aux traditions conservatrices.
Alors que l’armée Sarde était mobilisée dans la guerre contre l’Autriche, les paysans de Savoie repoussèrent seuls et violemment les Voraces. Cela ne fit qu’aiguiser leur identité conservatrice alliée à un rejet des Sardes les ayant « abandonné ».
Stabilisation des clivages politiques
Il est donc clairement établi que la période 1848-1852 est un moment charnier pour la Savoie. Cette période a eu comme rôle de diffuser les idéaux modernes de sentiment national, de régime républicain mais aussi de structurer le clivage entre la droite (catholiques conservateurs) et la gauche (républicains démocrates).
A ce titre, les « partis » républicains et conservateurs, stabilisés dans le remous du « Printemps des peuples », n’ont jamais exprimé le voeux de l’indépendance.
Au gré de la dynamique politique interne aux deux pays voisins, la droite et la gauche savoyardes vont chercher, tantôt dans la France, tantôt dans l’Italie, des points d’appuis.
Depuis la Révolution française, la droite penchait du côté de la monarchie Sarde, alors que la Gauche soutenait l’élan démocratique en France. En 1849, cette configuration politique va brutalement se renverser.

En effet, alors qu’apparaît le drapeau tricolore italien dans l’éphémère « République Romaine » (février-juillet 1849) de Giuseppe Mazzini, « la lutte des classes en France créa des circonstances et une situation telles qu’elle permit à un personnage médiocre et grotesque de faire figue de héros » (Karl Marx).
Ce personnage c’est Louis-Napoléon Bonaparte, neveu du premier, qui dirige une réaction autoritaire.
Il lance dès 1849 l’expédition de Rome contre les insurgés républicains italiens afin de rétablir l’autorité des États pontificaux et la légitimité catholique. Le 2 décembre 1851, par un coup d’État et l’appui des paysans, il fonde le Second Empire sur une ligne réactionnaire.
Le traité de Turin en 1860 qui va rattacher la Savoie à la France doit ainsi être saisi dans ce tourbillon politique qui met à l’ordre du jour le sentiment patriotique, structure le clivage gauche-droite et fait émerger un mouvement ouvrier de plus en plus autonome.
[…] >> Voir aussi : Sur le contexte historique de rattachement de la Savoie à la France en 1860 […]